Jim Dodge "Stone Junction"
STONE JUNCTION, une grande œuvrette alchimiste, de Jim DODGE
Le Cherche midi Collection lot 49, préface de Thomas
Pynchon, 560 pages
Avertissement préalable : Cet ouvrage étrange et visionnaire, écrit par
Jim DODGE en 1989 ne laisse pas indifférent et contient des ingrédients
détonants à ne pas mettre dans toutes les têtes.
ATTENTION : Chef d’oeuvre
«
Si nous partons du principe qu’utiliser le pouvoir contre ceux qui n’en ont pas
est injuste, un ensemble assez clair de corollaires se profile. Nous sommes
alors en mesure de distinguer, comme le fait habituellement le peuple (ce qui
n’est pas toujours le cas de ses dirigeants), entre hors-la-loi et malfaiteurs,
entre illégalisme et crime. Inutile de se lancer dans une étude très poussée,
car c’est un phénomène que nous pouvons appréhender intuitivement dans toute son
implacable immédiateté. « Mais ce sont des voyous », se lamentent les
dirigeants avec indignation, « uniquement motivés par l’appât du gain ».
Certes. Si ce n’est que, connaissant depuis belle lurette la différence entre
vol et redistribution des richesses, nous jugeons acceptable que les
hors-la-loi - en tant qu’agents des pauvres, dans la mesure où ils sont plus
qualifiés et s’y connaissent mieux dans l’art du réajustement karmique –
prennent seulement une commission, une somme assez modeste pour être considérée
comme correcte par leurs clients, mais assez conséquente pour couvrir les
risque encourus. Et nous finissons toujours par les adorer, ces bougres, nous
acclamons John Dillinger, Rob Roy, Jesse James, à un degré de passion
habituellement réservé à la sphère sportive.
Stone
Junction est une épopée illégaliste pour notre époque de sentimentalité
corrompue et d’honneur dégradé, avec son cortège d’usurpateurs sordides et de
persévérances jacobitesques… »
Telles
sont les premières phrases de la préface de Stone Junction, que
nous devons à Thomas Pynchon, concitoyen de Jim DODGE, auteur « invisible
» de romans désespérément lucides, baroques, dénonçant l’injustice, la guerre,
la violence de la société normative, la cruauté (A lire de toute urgence,
pour ceux qui ne l’auraient pas encore fait, les 3 « V » de Pynchon : V.
; Vente à la criée du lot 49 (d’où le titre de l’admirable
collection du Cherche midi, que du bonheur !) ; Vinland,…).
Stone
Junction est un grand roman initiatique qui met lui-même en garde
le lecteur dès la première page « Ce livre est une œuvre de FICTION. Pensez
le contraire à vos risques et périls ».
Il
est construit en quatre grands chapitres portant pour titres les noms des
quatre éléments, accompagnés de citations étranges :
L’AIR,
« Unam est vas » Maria Prophetissa ;
La
TERRE, « La terre dans sa hâte à générer, produit toujours quelque chose ;
vous imaginerez voir des oiseaux, des bêtes ou des reptiles dans le verre ». Philalèthes
;
L’EAU,
« Chaos sensible » Novalis ; « Lorsqu’elle n’est pas contrainte,
l’eau recherche par nature une forme sphérique. D’où les méandres des rivières.
Schwenk ;
Le
FEU, « Trouble double et malheur brouille, Brûle le feu et le chaudron bouille.
» Shakespeare, Macbeth, acte IV, scène
première.
Le
ton est donné !
Daniel
Pearse, le « héros », perd sa mère, Annalee, dans une explosion en pleine
ruelle de Livermore, en Californie, alors qu’il a quatorze ans.
« Il
était en train de se retourner pour scruter la ruelle lorsqu’il entendit
Annalee s’écrier : « Daniel ! Sauve-toi ! » et la bombe explosa, projetant la
voiture à cinq mètres, sur le flanc, lui fichant un éclat de métal dans la
tempe droite. Il sorti de la voiture en chancelant, s’effondra sur la chaussée
humide. Il secoua la tête, se redressa en poussant sur ses mains, rampa en
direction de la ruelle, et s’effondra à nouveau. Il resta allongé, tandis que
du sang et la pluie lui coulaient dans les yeux. Il tâcha de cligner pour y
voir clair, mais ses yeux restèrent clos. Au loin sous lui, il aperçut un
minuscule point lumineux. Il se mit à glisser dans cette direction, tâchant, en
vain, de rassembler ses forces. Tandis qu’il plongeait, la lumière crût
lentement, jusqu’à briller d’un tel éclat qu’il en fut ébloui. Daniel
tombait et s’enfonçait jusqu’au soleil… ».
Son
existence bascule alors, lorsqu’il est pris en charge par l’AMO, l’Alliance des
magiciens et outlaws. Ses membres vont l’initier, à tour de rôle, transmettant
à cet apprenti curieux leurs connaissances pour le moins singulières.
Wild
Bill Weber lui enseigne la méditation, le contrôle de soi, l’attente et la
patience qu’il expérimente…à la pêche. « La méditation du matin c’est pour
remplir ton esprit ; la méditation du soir, c’est pour voir de quoi il est
rempli, et la méditation du rêve, c’est pour le vider. Tu vas
comprendre immédiatement que remplir, voir et vider, c’est la même chose, mais
garde à l’esprit qu’elles ne pourraient pas être identiques si elles n’étaient
pas différentes. Par conséquent, il ne s’agit pas tant de se concentrer sur un
objectif que de se concentrer à travers l’objectif… ».
Mott
Stocker, spécialiste des stupéfiants et des cocktails détonants, l’initie aux
drogues, à la dope, à leurs joies et à leurs pouvoirs. « Ils se trouvaient
dans la pièce principale de Mott. La décoration de l’intérieur trapézoïdal
consistait en crânes d’animaux suspendus au plafond à l’aide de délicats fils
électriques dorés. Mott exerça une violente secousse sur un crâne de glouton,
et Daniel entendit un loquet s’ouvrir derrière lui. Intrigué, il regarda Mott
soulever un panneau d’un mètre vingt sur deux mètres quarante, qui révéla une
remise aux étagères chargées d’armes à feu, de munitions, de grenades et de
bocaux de seize litres remplis d’un liquide aux reflets verdâtres. (…) «
Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda Daniel. Mott ouvrit le bocal et
l’inclina pour en savourer l’arôme. (…) « C’est du pur extrait de feuilles de
coca, de boutons de peyotl, et de têtes de pavot ; ».
Willis
Clinton (le nom nous dit quelque chose, non ?) à qui aucune serrure ne résiste,
en fera un redoutable perceur de coffre-fort et crocheteur de serrure, ainsi
qu’un fin connaisseur de la neutralisation des alarmes. « Willie Rebis
Clinton était le plus grand crocheteur de coffres à l’ouest des Rocheuses.
Willie the Clic, comme l’appelaient ses acolytes, était capable de percer ou de
faire sauter n’importe quelle serrure jamais conçue. Cependant, comme il le
faisait sempiternellement et vigoureusement remarquer, la plus haute expression
de l’art du braqueur de coffre était d’ouvrir des serrures à combinaison
uniquement au toucher, en devenant le cylindre, la gorge de serrure et les
goupilles, en disparaissant à travers la pointe des doigts pour devenir
sensation pure. (…) L’état optimal de l’être était le toucher. Dans ses laïus
les plus délirants, Willie prétendait que l’industrialisation était un complot
chrétien visant à briser la jonction païenne entre sensation et émotion. »
Jean
Bluer, transformiste génial, lui apprendra à se métamorphoser, à n’apparaître
plus lui-même. « Comme Jean Bluer n’était jamais entièrement lui-même,
toute description ne pouvait être que provisoire ; ses yeux étaient le plus
souvent bleus, mais grâce au recours habile à des lentilles et à l’application
de gouttes spéciales qu’il préparait lui-même, il y avait peut-être une
vingtaine de nuances de noisette, de brun ou de gris. La couleur, la longueur
et la coupe de ses cheveux étaient fonction du postiche choisi ce jour-là, de
même que son nez et ses oreilles dépendaient du mastic et du maquillage qui
leur donnaient forme. (…) Jean pouvait se faire passer pour n’importe quel
adulte appartenant à vingt-neuf cultures différentes. »
Volta,
le « maître », complexe, ex-prodige de la voltige, alchimiste et magicien, lui
enseignera le pouvoir de purement et simplement disparaître, non pas en
utilisant les propriétés de la réfraction de la lumière ou une pigmentation
spécifique, mais bien l’art de cesser d’être matériel. « En ce qui concerne
ma méthode pédagogique, (…), je suis un praticien de l’école socratique
kamikase, avec une forte prédominance sadienne. (…). Je vais droit au but et je
n’ai pas peur de (te) faire souffrir. Je construis le radeau. Tu descends la
rivière. Je dessine la carte. Tu fais le voyage. Voilà comment moi, j’ai
expérimenté la transformation de la matière en énergie électromagnétique. Cela
commence par un passage à vide. Un blanc. Rien. Pour moi, ça a été exactement
comme si le temps s’était arrêté. Et je pense que c’est exactement ce qui se
passe, car tu échappes à sa force, non pas en le transcendant ou en
l’oblitérant, mais en trouvant un point d’immobilité en son sein, comme une
truite trouve le point d’équilibre hydraulique, dans le courant, derrière le
rocher. ».
Daniel
vivra également, dans le cours de son initiation, un road movie avec l’as du
poker, Bad Bobby, jusqu’à la confrontation finale, lors d’une mémorable partie
de Lowball, avec un personnage haut en couleur, l’interlope Caramba ! « J’ai
fait un marché avec l’océan quand j’étais un petit blanc-bec tout maigrichon,
sans famille, sans parents, sans rien. J’avais tant bien que mal réussi à
descendre jusqu’au Golfe après avoir entendu parler de l’océan, mais je ne
l’avais encore jamais vu ; et j’avais rudement envie de le voir. Je suis resté
bouche bée à regarder l’immensité qui s’étendait à perte de vue, et j’ai dit
d’une seule traite : « Océan je te propose un marché. Tu ne me fais pas chier,
et je ne te fais pas chier. » . « C’est un marché qui parait correct, dit
Daniel. »
Mais
quelles sont les raisons d’un tel apprentissage soigné, d’une telle préparation
? Pour quelles fins Volta et l’AMO ont-t-ils choisi d’enseigner à Daniel de
telles savoirs ? Pour la quête du Graal, de la pierre philosophale, du Diamant
de 6 livres qui recèle en lui, peut-être, le Mystère de l’Univers.
C’est
alors cette quête, truffée d’épreuves, que Jim Dodge nous invite à suivre dans
la seconde partie (200 pages environ) de cet ouvrage. Pour la réaliser, Daniel
utilisera à bon escient les pouvoirs qu’il a patiemment acquis et qui lui
serviront à affronter le FBI et bon nombre de personnes.
Jim
Dodge, n’oublie pas de nous interroger sur les deux énigmes que sont d’une part
l’identité et les raisons de l’assassinat de la mère de Daniel, d’autre part la
justification du choix de Daniel par l’AMO pour mener à bien cette mission
impossible. A ces deux questionnements, Jim Dodge apportera une réponse à la
fin de l’ouvrage. Cette résolution de l’intrigue sera révélée à Daniel après
qu’il aura été « absorbé » par le pouvoir du Diamant et se sera confronté à la
« Vérité ».
Y
croyons-nous ? Peu importe en fait, tant le roman est captivant.
Cette
aventure hallucinée, qui tient de la Beat Génération, de l’épopée antique, du
roman d’apprentissage, du conte initiatique, propose le thème du cheminement
intérieur, de la quête de la vérité et de l’idéal, en dehors du destin
personnel et des normes culturelles et sociales. Daniel va se trouver
confronter à divers domaines du monde « underground » avant que d’affronter différents
moments intenses lors de sa mission.
Ce
roman aux accents libertaires, constitue un extraordinaire appel à la
résistance aux diktats de la société, une ode à l’imagination, et un hymne à la
liberté individuelle et à la libre détermination des individus.
«
L’esprit est un sol de verre.
L’esprit
est la larme mentale.
L’esprit
est le fantôme qui nous précède et nous succède.
L’esprit
est le Lingot Express et le sang sur la voie.
L’esprit
est une porte de pierre.
L’argent
à l’arrière des miroirs.
La
vague qui définit la côte.
Ce
que les pilleurs de tombes ivres n’ont pu fourrer dans leurs sacs.
L’esprit
est la somme de tout et plus.
Le
spasme entre un et zéro dans le calendrier des Années du Trou Noir.
Le
contrat passé entre le coup de fouet et le poteau du condamné.
Une
insignifiante dispute entre putes.
La
pluie qui continue de tomber quand le ciel s’éclaircit.
Un
bal masqué, invité et hôte.
Un
paysage de cire fondue éclairé à la bougie.
L’esprit
est le pourquoi de la pensée.
Le
parking du Centre commercial des Peurs.
Le
foyer où rôtit le cochon.
Ce
que l’âme a rendu et ne veux pas reprendre.
L’esprit
est ni ni ni ni.
Le
véritable centre d’une sphère vide. »
L’originalité
de ce roman est totale. Outre l’histoire, le cadre, le scénario, cette originalité
réside également dans l’épaisseur et la profondeur de tous les personnages qui
constituent chacun autant de héros généreux et attachants de cette narration
sombre et lumineuse à la fois. Parmi ceux-ci, on notera la présence de Willy
Lune, le Johnny Sept-Lunes du court roman de Jim Dodge intitulé « L’oiseau
Canadèche », qui tient « simplement un endroit pour se reposer ».
Ce
roman est également une virulente dénonciation des risques liés à
l’informatique, au codage et au contrôle de chacun, avec des accents des
meilleurs romans visionnaires.
« L’esprit
est une pleine lune se levant sous une chaude pluie de printemps. Daniel se
sentait léger, léger, de plus en plus léger, malgré la pluie qui détrempait sa
chemise et son pantalon en daim, malgré le Diamant dans son sac, qui semblait
s’alourdir d’une once tous les quarts d’heure, léger, de plus en plus léger,
jusqu’à se dire qu’il allait peut-être réellement pouvoir s’élever jusqu’à la lune.»
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