« Nous vivons chaque jour un drame de Beckett
adapté pour le
Grand-Guignol »
Hemlock ou les poisons Gabrielle Wittkop,
Les presses de la
Renaissance, 1988
Alors que plusieurs semaines s’étaient écoulées à chercher les introuvables wittkoppiens que j’évoquais dans mon précédent article de décembre, alors que je n’y croyais plus du tout malgré des prières répétées à la sainte harpie, je dénichai sur la toile, en janvier dernier, arrivé fortuitement dans le catalogue d’un bouquiniste, Hemlock ou les poisons. Une semaine plus tard, l’ouvrage attendait innocemment dans ma boîte aux lettres dans un état plus qu’impeccable. Il semblait ne jamais avoir été ouvert : aucune trace de jaunissement sur les pages aucune marque manifestant le signe d’un mauvais traitement sur la couverture. C’était comme si ce livre était sorti de la presse exprès pour moi. Avec émotion, je me précipitai alors dans le texte, l'un des plus longs de l'auteure, consciente au moment de lire les premières lignes, de ma position de privilégiée… Je n’allais cependant pas jouir très longuement de la situation car peu de temps après, je me faisais enlever par des siamoises de papier très exigeantes qui ont jugé que leur histoire de double valait tout autant le détour… Maintenant qu’elles sont enfermées dans un opuscule 12/18 et qu’elles n’attendent plus qu’à se précipiter sur d’innocents lecteurs qui les libéreront, j’ai pu retrouver Hemlock et d’autres livres, que j’avais laisser s’empoussiérer sur une pile du haut de laquelle ils m’observèrent longtemps, penchée sur l’écran de mon portable, en train de batailler avec le monstre Lucy-et-Adina à coups de quarts de cadratin, d’espaces insécables, de tirets conditionnels et de sauts de section. Témoins muets aussi de l’élimination de nombreuses veuves et orphelines retorses, ils se sont, dernièrement, enfin rappelés à mon bon souvenir…
Le roman réunit un ensemble de
trois histoires, reliées entre elles par un récit encadrant constituant le
maillon nécessaire à la mise en écho du parcours de trois empoisonneuses
célèbres, doubles et prolongements de Hemlock, la narratrice de premier niveau
dont le nom est aussi un vocable anglais signifiant « cigüe ».
Hemlock cherche à fuir un quotidien qui lui est devenu pénible. H., son mari
qu’elle aime éperdument et qu’elle considère comme « à la fois sa mère et son père, sa sœur et son frère, son époux
et sa femme », souffre d’une affection incurable qui le rend complètement
dépendant de son épouse. A l’image de cette dangereuse ombellifère qu’est
Cependant, au lieu de mettre à
distance ses inquiétudes et ses inavouables desseins, les endroits habités par
Hemlock, qui s’enténèbrent des pesantes images d’un temps révolu, ne font que remettre
en perspective un vécu entrant en résonance avec celui d’inquiétantes et
fascinantes héroïnes de l’Histoire. Hemlock devient le creuset qui reçoit l’âme
des ces dernières et en perpétue le souvenir.
Une fois le cadre de la
construction posé le lecteur est précipité dans les rets d’un roman gigogne pensé
comme une toile d’araignée au centre de laquelle il se retrouve prisonnier. De
méandres en détours stylistiques, le texte appelle des histoires de doubles,
ménagent des effets de miroirs déformants comme ceux d’une galerie des glaces dans
une fête foraine monstrueuse : les décapitations publiques, les procès
grotesques occupent une place particulière dans les trois récits qui composent
le roman. Les événements se prolongent et se répondent. Les divers niveaux
de temporalités influent les uns sur les autres. Les lignes
du temps gauchissent, deviennent floues. Les histoires répercutent pareillement chacune les coups de ricochet
envoyés par les autres. Dans celle de Marie-Madeleine de Brinvilliers, est évoqué
l’effroyable destin de Béatrice Cenci. L’empoisonneuse italienne se retrouve,
dans le troisième volet du roman, enfermée dans un texte de P.B. Shelley, The
Cenci, que lit Augusta qui fera également connaissance avec
Parallèlement, ces histoires
évoluent à mesure que se dégrade inexorablement le corps de H. dans le récit
enchâssant, comme si c’était là un paramètre nécessaire au déploiement de
celles-ci, et au retour du lecteur dans l’espace-temps lié à Hemlock.
Par l’appel aux références
picturales – avec encore une fois une prédilection pour les artistes du XVIe siècle – et mythiques les plus sombres,
les portraits y sont démultipliés à l’infini. Locuste, Hécate, Pandore, Judith
ne sont jamais bien loin. Dans le premier volet du roman, la dernière est
d’ailleurs clairement associée à Béatrice Cenci. Il s’ouvre en effet sous la
tutelle de cette charismatique figure biblique, devenue la meurtrière d’un
homme de pouvoir qui assoiffait son peuple…Un élément qui n’a rien d’un détail
et qui réclame au lecteur de l’indulgence pour des héroïnes apparaissant
effectivement plus comme des victimes que des bourreaux. S’appuyant sur de
solides connaissances historiques, Gabrielle Wittkop réussit à laisser de côté
la simple monographie pour transformer
chaque étape de son œuvre en épisode digne
d’une tragédie grecque où « tout arrive selon des motifs prévus, formulés ».
On peut, par exemple, sans abus d’interprétation, relire dans l’histoire de
la Marquise de Brinvilliers, la forme déclinée d’une destinée œdipienne. Quant
à Béatrice Cenci, elle ne sera, malgré tous ses efforts pour y échapper, pas
épargnée par l’atavisme du crime qui est la marque de fabrique de sa famille….Chaque
femme est amenée à empoisonner le (ou les) homme(s) qui les entrave(nt), mais
le meurtre apparaît toujours comme l’ultime recours permettant la conservation
d’un fragment de dignité ou de vertu en même temps qu’il précipite une
condamnation à mort inéluctable.
Irma Vep
Amicalement,
Nikola...