Six Feet Under : funérailles télégéniques (2001-2005)
Il est sur ce blog beaucoup
question de littérature. Il y est aussi beaucoup question de mort, ce qui est
naturel puisqu’elle constitue le fluide vital,
si j’ose dire, du vampire, et que nous écrivons tous nos articles d’un cercueil
(il ne m’en faut pas plus pour prolonger d’un trait la métaphore : toute
la littérature est peut-être écrite du fond d’un tombeau ?). Nous aurions
tort de croire que le rapport à la mort s’uniformise. Certes, les récentes
accointances de la mort avec le nombre (la comptabilité des cadavres d’une
guerre civile) ou le chiffre (d’affaires) en ont quelque peu émoussé le
mordant. Certains en nient parfois dangereusement l’existence – qui éprouvent
dans la vie la sensation d’être dans un rêve dont la mort les éveillera
(parfois hélas, il faut que cet éveil ardemment désiré s’accompagne d’un
massacre à l’arme automatique).
Petit retour sur les sujets
traités dans ce blog : le succès lyonnais de l’exposition Our Body (à corps ouvert) a finalement
convaincu un lieu parisien d’en accueillir les cadavres aseptisés. En temps de
crise, l’industrie du spectacle ne saurait se passer de la mort et de ses conséquences
– il n’est plus temps de la balayer d’un revers d’éthique mal placé, il faut
faire du chiffre. A l’opposé, bien loin des préoccupations mercantiles,
l’admirable Wittkop plongeait dans la mort et lui rendait ses atours baroques,
horribles, fascinants (voir l’article de mademoiselle Vep).
Au fond, la mort est un événement
si banal et si peu complexe qu’elle a conservé les maints oripeaux dont on l’a
revêtue à travers les Âges, sans quoi elle aurait bien peu de chair, comme dans
sa version faucheuse. La mort a la
diversité des masques vénitiens. Masque Polichinelle. Masque de l’Arlequin. Masque-héron
du médecin (celui peut-être de l’anatomiste Von Hagens ?). Masque
composite. Masque sur masque. La mort est toujours fardée, toujours mise en
scène, car personne - de potentiellement disert et bavard sur le sujet - ne l’a
jamais expérimentée personnellement.
Mise en scène pour mise en scène,
il est des œuvres de fiction, comme la série Six Feet Under, qui tentent de démystifier non pas la mort (ce
n’est jamais la mort qu’on démystifie) mais la relation que l’on noue avec elle.
Indifférence ? Attrait ? Répulsion ? Fascination ?
Angoisse ? (Ce dernier mot semble avoir été inventé pour elle). Quelle que
soit la nature de cette relation, nous n’avons affaire directement à la mort
que selon deux modes : la mort d’un autre, spectacle pour soi-même ; et sa
propre mort, spectacle pour l’autre (seul spectacle que nous ne pourrons pas
commenter en ces lieux, je conçois votre déception).
S’il y a un endroit que la mort
semble avoir déserté, un endroit rassurant, synonyme de babillages, d’images en
mouvements, c’est bien la surface lumineuse d’un écran de télévision (l’inverse
d’un trou noir silencieux). Ces dernières années fleurissent des séries
télévisées de mieux en mieux élaborées, où la mort - toujours orchestrée comme
moment de climax, à coups de crescendos - est un élément moteur du récit et
donne bien souvent l’impulsion d’une enquête. Mais dans Six Feet Under, il n’est pas question de découvrir les causes d’une
mort (laissons cet obsédant et ennuyeux dessein à ces troupeaux d’enquêteurs
aux techniques de plus en plus affûtées). Dans Six Feet Under, la mort n’est pas considérée uniquement comme
ressort narratif, c’est plutôt un décor, un décor permanent qui imprègne le
quotidien de ses personnages. Dès l’épisode pilote, Six Feet Under frappe un grand coup : Nathaniel Fischer,
gérant de l’entreprise de pompes funèbres Fischer
et fils, meurt dans un accident de corbillard. Six Feet Under commence donc par une tragédie familiale, filmée
sans pathos : Ruth, veuve de Nathaniel, et ses enfants, Nath, David et
Claire se retrouvent autour d’une tombe. Il faudra désormais faire tourner
l’entreprise de pompes funèbres sans le père. Et les cinq saisons de Six Feet Under dévoilent sur la durée le
sens d’une expression que je n’ai jamais vraiment comprise : faire son deuil.
Six Feet Under n’en est pas moins une série divertissante :
elle maîtrise l’art du scénario et le rythme de ses rebondissements, superpose
les tons - léger sur grave, grave sur léger - offre une série de personnages
bloqués, allumés, névrosés, toujours en quête d’un idéal, acceptant les
compromis et parfois les compromissions pour arriver à mettre un peu de
principe de plaisir dans leur principe de réalité (car quoi de plus dur et réel
que ces cadavres qui défilent dans le sous-sol de la maison Fischer). L’investissement personnel des
auteurs de la série (dont son créateur Alan Ball) est palpable* – bien plus que
dans la plupart d’autres séries. Ce n’est également pas un hasard si les pompes
funèbres Fischer et fils se trouvent
à Los Angeles, à deux pas de Hollywood. Tout employé de pompes funèbres, restaurant
les corps à coup d’injections d’aldéhydes,
de fonds de teint, de cires en tous genres, ne partage-t-il pas la vocation de
ces maquilleurs ou plasticiens qui travaillent dans le temple de l’illusion ?
Mais la série n’est pas uniquement
fabriquée autour du spectacle délectable des corps dégradés ou mutilés que l’on
embaume. Pour les Fischer, il s’agit d’accompagner le deuil des clients sans
occulter les aspects économiques de leur métier. (Faire commerce avec la mort, du
moins pour un personnage de série-télé, c’est être en proie à un sacré clivage !)
On assiste donc à tous les genres de cérémonies, pour toutes les confessions,
pour tous les budgets : la volonté œcuménique de la production est
manifeste, mais le discours réconfortant. La solitude se fait tout à coup moins
pesante. Le scepticisme est cependant de mise. A plusieurs reprises, l’utilité
des funérailles, la variété des mises en scène qu’elles suscitent, sont remises
en cause par les Fischer eux-mêmes : la mort continue à affleurer sous les
fleurs et les maquillages. Ultime recours désespéré pour s’affranchir des
masques mortuaires : l’un des personnages principaux en vient à vouloir
être enterré sans apprêt au contact de la terre. (Mais comme on est toujours
récupéré, jusque dans l’après vie, tout a été prévu. Une procédure réglementée
et une brochure existent déjà. On appelle ça : funérailles écologiques.)
S’occuper de la mort - ou plutôt
des cadavres - au quotidien, c’est semble-t-il (surtout dans la première saison
de la série) mettre de côté ses émotions, les embaumer en même temps que les
corps. Aussi, la famille Fischer n’est pas la mieux armée face aux difficultés
relationnelles. Ses membres ont la stratégie des crabes. Les personnages qui
gravitent autour d’eux ne sont pas mieux lotis : ainsi Brenda, fille de
deux psychiatres décomplexés et hystériques, souffre d’un excès d’analyse tout
aussi mortifère. Elle tente de s’affranchir d’une relation fusionnelle étouffante
avec son frère borderline. (Il s’agit d’explorer la variété des relations
familiales et d’en éprouver les limites. En cela, Six Feet Under rejoint les thèmes favoris de bon nombre de séries
télé.)
Certes, dans Six Feet Under, les sujets tabous valsent comme s’il fallait les
biffer un à un sur un cahier des charges. Ils sont cependant traités avec assez
de nuances, souvent par l’intermédiaire d’un réalisme onirique (le rêve
reste le moyen le plus efficace de contourner la censure) : ainsi de l’inceste
entre un frère et une sœur, de la culpabilité d’un mari envers sa femme disparue,
des traumatismes d’une agression homophobe. Cette dernière agression est
elle-même filmée dans un épisode haletant, hyperréaliste, qui transgresse la
charte rythmique de la plupart des épisodes. Car les scénaristes jouent et se
jouent de la forme qu’ils se sont imposés et que la forme
« série-télé » leur impose – avec la bénédiction de producteurs peu
frileux.
Six Feet Under, c’est un peu l’anti-Our Body, puisque chaque corps embaumé par les Fischer a une
identité propre, que la première séquence
de chaque épisode brosse en quelques plans. Cette première séquence met en
scène la mort d’un homme ou d’une femme, d’un enfant ou d’un vieillard. Elle est
grave ou loufoque, gore ou toute en ellipse, tendre ou brutale, et s’achève sur
le même fondu au blanc sur lequel viennent s’inscrire le nom du défunt, ses
dates de naissance et de mort. Cette diversité de teintes et de tonalités gagne
la série entière. Elle manie le cynisme, assez pour toucher juste, mais sans
agacer. Elle trouve le juste équilibre entre humour noir et tragédie. Elle le
fait par l’intermédiaire de personnages familiers, attachants, complexes, qui
tout en ayant des attributs balzaciens - le corbillard vert anis de Claire, le
chignon de Ruth, les regards fuyants de David, l’impulsivité inquiète de Nath -
cherchent à fuir ce qui les caractérise. Ils veulent tous ce que d’autres -
croient-ils - possèdent : le génie artistique devient l’obsession de
Claire ; l’image d’une vie familiale simple, presque lisse, est l’horizon de
Brenda ; David rêve d’élever des enfants avec son amant Keith ;
Nathan, l’aîné de la famille, partagé entre scepticisme et mysticisme, cherche
une réponse existentielle dans une religion ou dans l’amour ; quant à Ruth, la
mère, engoncée dans ses TOC et ses tenues vieillottes, elle rêve d’une vie émancipée
et dévergondée. L’insatisfaction est le moteur de tous ces personnages, trop
proches du spectacle de la mort pour la laisser déborder sur la vie, et c’est
dans une quasi-frénésie qu’ils essayent de donner du sens à la leur. Ils
essayent tous de dépasser leurs propres limites, y arrivent de temps à autre, même
s’ils retombent souvent dans ce refuge qu’est l’en deçà de la limite (leitmotiv
de la forme classique de Ruth, du mutisme prostré de David, de la débauche
d’analyse de Brenda, de l’auto dévalorisation de Claire, de la terreur morbide
de Nath). Néanmoins, l’influence qu’ont les personnages les uns sur les autres,
cette contamination dynamique, cette transmission entre frères et sœurs, mais
aussi d’un père à ses enfants, sauvent la série de la tristesse et de
l’amertume ressassée, et sont parmi les réussites de la série.
Tout se termine au bout de 63
épisodes, sur un coup d’éclat. Sans en dévoiler la teneur pour ceux qui
auraient l’excellente idée de se plonger dans cette série, il faut s’imaginer
que l’habituel « Ils furent heureux
et eurent beaucoup d’enfants. » (comme formule d’ouverture, mais qui
peut être déclinée dans sa version pessimiste) est remplacé par la formule :
« Ils furent heureux, et eurent beaucoup
d’enfants. Mais aucun n’échappa à la mort. » L’éternité n’est donc plus
un dû pour les personnages de fiction. Au final, on éprouve un réel sentiment
d’absence quand s’achève l'épisode final (même si ce n’est pas l’apanage exclusif de
cette série que de jouer sur la sensation de dépendance). Il m’a fallu six mois
pour visionner les cinq saisons de Six
Feet Under. Au final, à qui ? - à quoi ? - m’étais-je
attaché ? Tous ces personnages, auxquels j’avais fini par m’identifier,
m’avaient imprégné et laissaient comme un vide dans mon quotidien. Mais ne
s’agissait-il que de personnages fictifs ? J’ai commencé à regarder Six Feet Under quelques jours après la
mort de mon grand-père. Dans les premiers épisodes, à chacune des funérailles
organisées par les Fischer, il était clair que c’était lui que je pleurais. La
catharsis ne m’est jamais apparue aussi consolatrice.
Si, comme Cocteau l’affirmait, le
cinéma est la mort au travail, Six Feet
Under épouse complètement cette métaphore.
David Gray
*Alan Ball raconte, comme une des origines de la série, le souvenir de
la perte de sa sœur de treize ans dans un accident de voiture.
Bonjour, très belle page. En tant que fans récents - on vient de se regarder les 63 épisodes en un mois - et de passage a LA, on se demandait dans quel coin chercher la maison des Fisher! Une idée? Encore bravo, et merci<br />
cdt<br />
Richard
D
David Gray
22/03/2009 08:10
Je suis tout à fait de votre avis. Si je me tiens volontairement éloigné d'un écran de télé, ce n'est pas par snobisme, mais parce que je sais mes prédispositions à toute forme de dépendance. Qu'à cela ne tienne, je préfère choisir les objets de mes addictions.<br />
Concernant les objets télévisuels, je suis néanmoins tombé sur des séries dont la trame, trop visible, m'ennuie (chaque épisode des Experts me semble conçu autour de la même ritournelle, mais je n'ai pas une grande expérience en la matière...). Discipline oblige, je ne m'autorise qu'une addiction sérielle à la fois. Ces temps-ci, je dois dire que je trouve assez réjouissante la présence - surtout sur une grande chaîne nationale - de ce Docteur House joyeusement caustique.<br />
<br />
Je vous salue des profondeurs de mon caveau,<br />
<br />
David Gray
M
Marie
06/03/2009 00:13
J'ai découvert votre blog avec grand plaisir.<br />
Dès le 1er billet j'étais conquise : j'ai été par le passé six-feet-under-addict.Au-delà du phénomène premier d'identification, Ruth est le sosie de ma mère et Claire est aussi rousse que moi!La vision du commerce de la mort est très juste. J'y pensais encore samedi dernier : j'étais aux funérailles de mon arrière-grand-mère. Tandis que la tradition veut que l'on jette une poignée de terre sur le cercueil, là ce fut de la lavande. Tout le monde a trouvé la lavande très raffinée, moi j'ai trouvé cette mise en scène très aseptisée, plus morte que la mort !<br />
Bref, le créateur de Six feet under, Alan Ball, a également commis une série qui est sortie à la rentrée aux USA, True blood. Même si le discours n'est pas des plus originaux, dans une société où les vampires ont fait leur coming out, une jeune femme humaine s'amourache d'un vampire, contrant les idées reçues et l'intolérance ambiante. La série est plaisante à regarder et recouvre votre sujet de prédilection.<br />
Le phénomène des séries TV est fascinant : addiction jouissive. J'ai d'ailleurs lu dans Les Inrocks l'interview d'un jeune auteur dont j'ai beaucoup aimé le premier roman ? Tristan Garcia, La Meilleure part des hommes, sorti chez Gallimard à l'automne dernier, qui disait que selon lui, la série TV avec des scénarii précis et une place prépondérante donnée aux personnages pouvait inspirer les romanciers d'aujourd'hui comme le cinéma avait pu inspirer les Dos Passos et les autres au XXe siècle. Cet article m'a décomplexée de mes adictions sérielles.<br />
Quoi qu'il en soit, j'aime bien cette idée de blog littéraire et ai hâte de découvrir Les Siamoises ! <br />
http://vampinteractif.canalblog.com/archives/2009/03/01/12650881.html<br />
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Je ne sais pas comment l'on salue un vampire? Un de profundis semble convenir.<br />
<br />
Marie