L'invention de Morel ou la négation du virtuel
Le narrateur est le prisonnier volontaire d’une île mystérieuse, difficile à localiser. Il a voulu échapper à la Justice humaine pour une faute dont on ne saura rien, si ce n’est qu’il ne l’a probablement pas commise. L’homme en fuite est sain d’esprit, se force à l’être, prend ce qu’il voit pour argent comptant. Il sait faire la part entre le rêve et la réalité – ce qui ne l’empêche pas de douter de l'un comme de l'autre. Il consigne dans un journal toutes les hypothèses envisageables au fur et à mesure des événements vécus. Il les biffe tour à tour selon une démarche rationnelle dont le lecteur peut parfois contester les zones d’aveuglement (mais c’est bon signe : on aimerait parfois prendre la place du narrateur et écrire son journal à sa place : moi, j’aurais plutôt fait ça !). Le narrateur se demande à plusieurs reprises s’il ne devient pas fou et désamorce la première hypothèse : l’étrange ne viendra pas de là. (Il est dangereux, pour un auteur, d’enfermer son lecteur dans la tête d’un de ses personnages. D’ajouter l’illusion à l’illusion romanesque ne donne rien de bon. Il faut que la réalité perce à un endroit, par où est aspiré le lecteur.)
L’étrange ne viendra pas de là. Il viendra d’un réarrangement des données de la perception. Et c’est l’inventeur Morel qui en sera l’auteur. Morel a une vision réduite et mécaniciste du monde. Ce qui lui permet d’être à la fois le génial concepteur d’une machine fascinante, et l’amant maladroit, frustré des refus répétés de la femme qu’il aime. C’est pourquoi les moteurs, les turbines, les engrenages, les axiomes et les théorèmes, dont dépend l’univers bis repetita de Morel, constituent l’écrin technologique de la figure adorée de Faustine. Faustine, aimée par Morel et par le narrateur (simultanément et successivement…) est la femme inaccessible, quel que soit le temps où elle apparaît. A ghost in the machine.
J’ai été flou à dessein. Il est préférable de s’engager dans la lecture de L’invention de Morel sans savoir de quoi retourne exactement cette invention (en cela, il est préconisé de ne pas lire la quatrième de couverture de l’opus dans l’édition 10/18). Néanmoins, le style de l’écriture, son mouvement de marée, au rythme des circonvolutions du narrateur - il est beaucoup question de flux et de reflux dans le livre - installent un climat infernal et merveilleux qui dépasse l’invention majeure du livre.
Cette invention, le narrateur en livre toutes les implications. Aussi a-t-on l’impression d’un univers exploré à fond : pas de recoins obscurs où l’auteur aurait caché la faille, le grain de sable de l’engrenage qui gripperait la machine (littéraire cette fois-ci). Bioy Casares exploite toutes les possibilités de l’invention de Morel et la cohérence est totale. Je vous engage à faire cette expérience. Lisez ce livre dont Borges disait qu’il était parfait. Parfait, il l’est. Il répond à toutes les questions que se posent les lecteurs. Mieux, il y répond au bon moment. Il précède l’imagination du lecteur, sans rallonge artificielle au suspense. L’invention de Morel est parfait dans sa rigueur formelle.
Il est également parfait sur un autre point : il déborde sur notre réalité. Parmi les questions qu’il soulève il y a celles-ci, plus prégnantes que jamais : l’illusion et la réalité sont elles antithétiques ? Peut-on aimer une image ? Que faut-il retirer à un être pour qu’il ne soit plus un être réel ?
Je ne fais pas remonter la notion de « virtuel » à l’invention de l’ordinateur, ni même à celle du cinématographe. Je suis de ceux qui pensent que le « virtuel » existe depuis que les mécanismes perceptifs existent, depuis surtout que les centres nerveux supérieurs ont cette faculté – qu’on jugerait étrange si elle n’était pas fournie intégrée au modèle humain – de projeter des images sur un écran interne. Aujourd’hui, ces images s’externalisent. Elles envahissent le monde, s’y superposent. Mais le « aujourd’hui » est plus daté qu’il n’y paraît. Il a l’âge du premier dessin figuratif… même si les images inventées par l’homme nous troublent surtout depuis l’invention de la photographie (qui nous murmurait alors que le trompe-l’œil serait bientôt total.)
L’invention de Morel est peut-être le plus important de tous les romans sur la frontière floue entre le réel et le virtuel (à supposer que cette frontière existe et qu’il faille poser le problème en ces termes). Le roman de Bioy Casares date de 1940. C’est-à-dire qu’il questionne sans être mis en demeure de prendre parti*. Il y flotte une ambiance intemporelle, créée à partir du temps d’alors et de quelques autres… On y rencontre les théories malthusiennes, des jungles touffues, des couchers de soleil sur l’océan, des personnages de nationalités différentes. Le narrateur, justiciable en fuite, a couru sur tous les continents du monde avant d’échouer dans ce qui n’est peut-être qu’une illusion, mais une illusion si parfaite que le lecteur doit bien avouer, après avoir refermé le livre, qu’elle laissera une trace durable et physique dans sa mémoire.
David Gray
* Aujourd’hui, pourrait-on écrire aussi librement, sans se sentir obligé de donner son avis sur l’extraordinaire développement des machines à rêver ou à s’évader, tout aussi bien que sur l’abondance des réseaux de rencontres dont l’une des conditions au succès est l’exploitation d’un entre deux, d’un espace/interface qui n’est ni tout à fait réel ni tout à fait imaginaire ? Cela inscrirait d’emblée le livre écrit dans un contexte socio-technologique déterminé qui lui serait peut-être fatal en tant que roman. Or, comme le dit Borges, le principal intérêt du roman de Bioy Casares vient de ce qu’il s’agit tout à la fois d’un roman d’aventures et d’un conte, et qu’il ne procède pas d’un rabâchage sociologique, psychologique, théorique.