Our Body : quelques pensées inspirées par l'article d'Irma Vep
Cette « belle supercherie » vous aura fait écrire un de vos meilleurs textes. Je suis d’accord avec vous : l’exposition « Our Body », dans le pathos avec laquelle elle a été distribuée, présentée, suscité la polémique, n’a su qu’enrober une expo de cadavres dans un discours et une mise en scène esthétisants et sacralisants. Je vous trouve néanmoins inexacte quand vous écartez vigoureusement le côté pédagogique de la chose. Que l’intention pédagogique ait été avancée pour masquer l’intention de rentabilité financière n’exclut pas le fait que l’exposition reste valable comme première approche anatomique. Beaucoup de gens se font une idée inexacte des mécanismes et des fonctions primaires du corps – croyez-moi, c’est un presque biologiste qui vous parle, et qui relève de nombreuses coquilles dans le discours de ceux qui l’entourent et des journalistes, dès qu’il s’agit d’expliquer un phénomène physiologique. Question : mieux vaut-il ignorer comment ça marche, au risque d’être en proie à d’autres illusions comme projeter dans le corps un esprit, un démon, un chaman ? C’est bien toute l’ambiguïté de l’affaire : il faut, depuis Hippocrate, considérer le corps comme réseau de flux, de câbles, ce qu’il est – aussi – pour soigner, pour guérir (« considérer » et non pas « assimiler » le corps à une machine. Entre les deux termes, il y a tout le décalage de l’imagination au travail.) Le chirurgien (et je ne parle pas de ces spécialistes actuellement très recherchés pour leur compétence en chirurgie plastique) agit avant tout sur des paramètres tels que la pression, le volume, ou d’autres paramètres physicochimiques. Le corps comme solide, c’est une donnée intangible avec laquelle il faut composer. N’avez-vous jamais pensé que c’est peut-être parce que la personne qu’il opère n’a pour lui aucune identité propre que le chirurgien peut non seulement agir sur un corps mais aussi agir avec équité ? (De là peut-être les nombreux fantasmes autour des chirurgiens, dont seuls quelques rares spécimens ont viré « bourreaux » parce que d’autres pervers non médecins ont su leur en laisser le pouvoir.) Cette gymnastique de l’esprit, qui fait qu’on est dans certaines situations amené à envisager le corps sous l’angle de la physique, d’autres fois de la morale, génère le malaise car elle montre que notre pensée est un phénomène discontinu auquel on ne peut faire confiance pour porter haut notre identité propre. Si je suis capable de considérer à midi un corps (de préférence celui d’un inconnu) comme un objet, et à 16h un autre corps (mettons celui d’un ami) comme une personne, qui suis-je ? Et pourtant, dans le continuum de la pensée, probablement faire confiance à cette basse continue qui bourdonne : ce corps qui me fait face, ce pourrait être moi.
Bien à vous,
David Gray