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LE VAMPIRE RE'ACTIF, le blog culturel et littéraire de la maison d'édition Le Vampire Actif
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18 juillet 2008

Clara et la pénombre (bis)

Clara_et_la_p_nombreAux limites de l’Art…

Enigme. Pourquoi Irma Vep m’a-t-elle conseillé ce livre ? Pourquoi me l’a-t-elle offert le jour de mon anniversaire, le 16 avril ?

Des livres, elle en lit des tas (voir En cours de lecture).

Pourquoi celui-ci ?

Un jour, je me suis essayé à l’écriture. Un texte, un court roman dont certains passages lui avait fait penser à Clara.

- Mais moi, Irma, je n’ai jamais lu Clara et la pénombre !

Elle avait alors fomenté le projet de me l’offrir. Elle était même aller trouver José Carlos Somoza dans un coin sombre du Quai du polar. Elle lui avait demandé de me dédicacer ce livre. Et elle m’avait traduit le petit mot que Somoza m’adressait en espagnol sur la page de garde : Pour David Gray, dont c’est l’anniversaire. Beaucoup de bonheur et meilleurs vœux.

De Somoza, j’avais déjà lu La Caverne des Idées. Et c’est déjà assez pour établir des rapprochements, cerner les obsessions de l’auteur et les marques récurrentes de son style.

*

Les romans de Somoza ne sont jamais avares en détails qui étoffent les personnages d’un quotidien, d’une histoire, d’un passé. Somoza donne de l’épaisseur (et du même coup, excelle à rendre permanents une tension, un suspense, puisque le rebondissement peut venir de n’importe où). On sent dans ce style un peu baroque, un peu chargé, la générosité roborative du romancier qui aime ses personnages comme ses enfants. Et qui prend aussi son lecteur pour un gosse à qui il s’apprête à jouer un bon tour d’illusionniste. Alors doit-on en vouloir à Somoza d’être parfois un peu didactique dans sa manière de mener le récit ? Il nous envoie sur différentes pistes dans un final haletant – décrit heure par heure, minute par minute – comme un étudiant à l’esprit potache, qui viendrait juste de réviser ses Codes du roman policier avant de se lancer dans l’écriture. Le style est assez banal. Mais après tout, c’est peut-être aussi cela que se dédier à ses personnages.

Pour écrire, Somoza se cherche des contraintes. J’ai cru, un instant, à une reprise de La Caverne des Idées. Cette façon d’affecter à chaque chapitre une couleur, un élément graphique, pour grossir un trait, souligner une atmosphère, on peut se demander si elle n’est pas trop artificielle (tentation non assez retenue de l’illusionniste qui peine à ne pas révéler ses tours), se substituant à un style que Somoza échoue à inventer, alors qu’il excelle dans le choix de ses thèmes et les traque jusqu’à l’obsession.

Car l’essentiel est ailleurs. A travers le miroir, peut-être. Pas étonnant que les débuts de chapitres soient ponctués de citations de Lewis Carroll. Pas étonnant que l’image du miroir soit l’un des leitmotivs de ce roman. Tout fait écho à tout, chez Somoza. Les personnages de Somoza se cherchent dans leurs reflets, sur les surfaces réfléchissantes des miroirs, des voitures lustrées, des verres de lunettes, dans leurs résonances avec les autres personnages. Et on sent bien que Somoza aimerait aller plus loin, réussir l’impossible : mettre en résonance ses personnages avec ses lecteurs. Faire que ses personnages deviennent lecteurs d’eux-mêmes, et à l’inverse, faire que ses lecteurs deviennent ses personnages. La caverne des idées, polar antique, jouait avec les ombres platoniciennes. Somoza brouillaient les pistes : écrivain, traducteur, personnage, lecteur, ombres et reflets, brodaient plusieurs niveaux de réalités.

(Clara est née le même jour que moi. J’ai dit à Irma : Tu ne vas pas le croire, ce personnage, dans l’épaisseur du livre, eh bien on apprend par deux fois qu’elle est née le 16 avril, c’est-à-dire le même jour que moi !)

*

Dans Clara et la pénombre, Somoza sait éveiller la curiosité, susciter le questionnement. De quoi s’agit-il ? A notre époque, un courant artistique a supplanté tous les autres : l’Hyperdrame. Quelle en est la proposition ? La peinture a délaissé les supports traditionnels inertes pour les supports vivants : elle transforme les corps en œuvres d’art, sous les doigts de peintres qui semblent ici avoir retrouvé le statut et la superbe que – dans notre temps parallèle – ils ont perdu depuis les dernières avant-gardes. Somoza invente une galerie de personnages, génies dévoués à l’Hyperdrame, qu’abritent des Institutions structurées et très réglementées (ce qui promet à l’Hyperdrame le futur d’un académisme). Les supports humains (équivalents des toiles traditionnelles) sont préparés, « apprêtés » pour favoriser l’apparition de chefs d’œuvre. Clara est une de ces toiles vivantes et subit le gommage de toutes ses « imperfections » (ou marques d’identité) corporelles, ainsi que l’épilation totale de ses cils et sourcils avant d’être peinte.

Dans son roman, Somoza va même jusqu’à montrer les dérives de l’Hyperdrame en évoquant ses formes interdites, par exemple cet « art taché » où le corps est torturé et démantelé. Mais dans l’ensemble, il existe des fondations qui régissent l’entretien des œuvres et les transactions entre les créateurs des œuvres et leurs commanditaires/propriétaires. (Un grain de sable vient toutefois se nicher dans cette belle mécanique : des œuvres d’art sont retrouvées assassinées dans de terribles mises en scène rappelant certaines formes d’art performatif d’aujourd’hui).

On se demande à quel moment de l’histoire de l’art nous sommes parvenus avec l’Hyperdrame. S’agit-il de la plus haute forme d’art hégélienne où l’Esprit coïncide à nouveau avec la forme ? Est-ce une invitation à rejouer le conflit entre signifié et signifiant, un peu comme chez Magritte ? L’Hyperdrame a-t-il connu les turbulences duchampiennes ? Non, il semble que non. L’Hyperdrame est l’art illusionniste par excellence et est totalement dédié au beau. Que faut-il en conclure ? Il n’y a pas de lien direct entre l’histoire de l’art du XXème siècle et ce courant sorti de l’imagination de Somoza. Voilà pourquoi ce roman n’est pas à ranger dans le genre anticipation mais dans le genre uchronie. L’Hyperdrame est dans la continuité d’un art qui n’a pas connu l’évolution ni les avant-gardes qui ont mené jusqu’à notre art actuel. (On y trouve encore la présence de génies portés au pinacle, on y trouve encore un courant artistique qui fait l’unanimité quand notre art contemporain à nous est soumis à l’éclatement et à la parcellisation.)

Néanmoins, l’Hyperdrame rejoint l’art d’aujourd’hui sur un point crucial. « L’art est de l’argent. » Cette formule que Bruno Van Tysch, ce génie de l’Hyperdrame, assène comme un principe fondamental, peut faire écho à celle de Warhol : « Je suis un businessman. »

Dans ce roman, l’art s’emballe. Mais cet art excessif incarne moins les déviances intrinsèques à l’art qu’il ne reflète une autre déviance. L’Hyperdrame a généré un courant artisanal où n’importe quel corps de moindre qualité peut toutefois travailler comme objet : on rencontre donc des corps-chaises, des corps-tables, des corps-cendriers, etc. Bref, le corps est devenu, plus qu’à toute autre époque, une marchandise qui génère des flux monétaires.

Revenons à nous et à notre aujourd’hui : une exposition « artistique » dans les années 2000 expose des corps humains conservés selon un procédé révolutionnaire, la plastination, mise au point par le docteur/plasticien Von Hagens (personnage de roman à lui seul et pourtant bien réel). Une partie de la société s’insurge. Est-ce vraiment de l’art ? L’histoire montre qu’il suffit souvent de se poser la question pour que cela le devienne… Aujourd’hui, quelques années après la première exposition de Von Hagens en Allemagne, nous trouvons une exposition de ce type à Lyon : Our body, sous les doubles auspices de l’art et de la science – double entrée pour double flux de spectateurs.

Il est clair que l’Hyperdrame de Somoza (comme les plastinats de Von Hagens) est destiné à exciter le voyeurisme des gens. Si c’est de l’art, c’est un art alimenté par la société-spectacle. Somoza nous le fait bien sentir en organisant ce spectaculaire vernissage à la fin du livre qui ressemble à une sacralisation de l’art (quand une fonction de l’art serait de désacraliser). Voilà bien l’ambiguïté de l’Art : il est toujours prêt à accueillir sous sa généreuse bannière ce qui en déjoue la cohérence et risque de le faire imploser. Ainsi : comment faire accepter aux gens le voyeur qui est en eux ? Comment faire accepter l’idée du corps comme marchandise ? Utilisons l’Art ! L’Art révèle les perversions tout en les masquant et donc contente autant le spectateur que le spéculateur, le critique que le polémiste.

*

Pourquoi Clara désire-t-elle à ce point être exposée comme œuvre d’art ? Somoza s’attarde, en bon psychiatre, à comprendre l’origine de ce désir, à traquer ce qui, dans le passé de Clara, la pousse à s’exposer, à être apprêtée, modelée, peinte, vernie, cherche en quoi son identité dépend à ce point du regard des autres jusqu’à s’y disperser.

Une chose est sûre, Clara en tant qu’œuvre d’art risque fort de durer. Au-delà du désir de s’exposer au regard d’un spectateur, elle cherche l’immortalité qui - au même titre que la beauté - caractérise les déesses. Si je deviens une œuvre d’art peut-être serai-je immortelle ? On voit bien le caractère spécieux du raisonnement. Si l’art vise à rendre l’humanité immortelle, elle ne rend pas immortelle la personne humaine (comme individu faisant partie d’un tout). Préservons l’art et nous serons immortels, dussions-nous tous mourir comme personnes ! Voilà bien une façon angoissante de faire jouer l’Art contre l’homme, l’Idée contre le corps…

David Gray

Commentaires
D
Chère Irma,<br /> <br /> Votre réaction sanguine (mais non pas sanguinaire) laisse deviner un abus de Bloody Mary. Est-ce que je me trompe ?<br /> <br /> Je ne pense pas que Somoza ait conçu « Clara et la pénombre » comme une uchronie, mais c’est bien, au bout du compte, comme une uchronie que le roman achevé se présente, ce qui ne signifie pas que l’Histoire que substitue Somoza à la nôtre n’en rappelle pas beaucoup de ses dérives. Néanmoins, l’Hyperdrame, qui dans le roman prend racine dans la première moitié du XXème siècle, oblitère toute l’histoire de l’art de notre XXème siècle à nous. Il semble que la peinture sur corps, dans le roman se Somoza, soit la proposition dernière d’un art qui a atteint une sorte d’apogée, de fin indépassable (je parlais de Hegel…). Or notre (bon vieil) art contemporain est insaisissable, tel qu’il est constitué de propositions multiples, synergiques ou antagonistes, et polymorphiques. C’est un casse-tête tellement on peine à se retrouver dans ses méandres, contrairement à l’Hyperdrame de « Clara et la pénombre », art monolithique et académique qui ne tolère pas d’autres formes d’art. Cet Hyperdrame figure la primauté de la société spectacle sur l’art lui-même. On assiste ici à une sorte d’écrasement de l’art par le kitsch, ce kitsch qui prend racine dans le besoin de nier le réel et la mort par le beau. (J’emprunte la définition du kitsch à Kundera : "Le besoin du kitsch : c'est le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s'y reconnaître avec une satisfaction émue.")<br /> <br /> Dans les pratiques variées de l’art contemporain, il y a certes une utilisation du corps comme support, mais noyée dans une gamme variée d’autres supports, et qui n’a pas les mêmes intentions illusionnistes que l’Hyperdrame. Il s’agit, dans la plupart du temps, d’un art qui joue (la peinture sur le corps de Grace Jones par Keith Haring) ou qui déjoue (les inquiétantes opérations chirurgicales sur son propre corps de la sulfureuse Orlan, mais aussi Yves Klein avec ses anthropométries). Dans les deux cas que vous évoquez, chère Irma, il n’y a pas négation ou effacement de la personne derrière la pratique artistique : Orlan reste maîtresse des performances qu’elle pratique sur son propre corps, affirmant par son acte une identité forte ; Haring se sert non pas d’un corps anonyme mais du corps fantasmé d’une Grace dont on ne peut décidément pas gommer le caractère rien qu’en la peignant. Tout le contraire de ce qu’on trouve dans le roman de Somoza. Et même s’il existe des propositions voisines de l’Hyperdrame dans l’art actuel – subterfuges du corps spectacle pour s’immiscer dans l’art – il y a heureusement assez de propositions antagonistes pour neutraliser un art qui ne se confondrait qu’avec le kitsch évoqué plus haut.<br /> <br /> Je ne nie pas les dérives de l’Art, mais elles viennent d’ailleurs. Comme je l’ai déjà évoqué, on ne saurait accuser un Art qui cherche à désacraliser, à révéler (et parfois l’illusion permet, par des chemins complexes, de mieux révéler ce qu’elle masque). Le coupable, dans le roman de Somoza, c’est moins l’art que le kitsch qui s’est emparé du monde (et donc aussi de l’art) : « faisons de ce monde un monde de toute beauté ! » C’est l’impératif roi. Ce n’est pas le seul, il y a d’autres impératifs et d’autres surenchères : tous agissent comme idéaux, comme normes, délimitent des relations de pouvoir, impulsent des flux monétaires, mais là où cela devient complexe c’est que ceux qui s’enrichissent ne sont pas les derniers à être sous l’emprise de ces normes (mettre une croix ici car nous sommes à un carrefour de pistes, cela nécessiterait un développement que je ne m’autorise pas dans ce commentaire de commentaire).<br /> <br /> Vous souvenez vous, dans une de vos vies antérieures – mais depuis quand êtes-vous vampire ? – d’avoir participé il y a quelques centaines ou milliers d’années – à une danse autour d’un feu (de quelle tribu s’agissait-il déjà ?). On vous avait grimé avec de la peinture d’argile et vous aviez entamé une danse au clair de lune. Vous vous sentiez invincible alors (un peu comme Clara) ; un sorcier plasticien était passé par là. Vous voyez, rien de bien nouveau sous le soleil (oh, pardon, j’avais oublié à quel point les métaphores solaires vous abîmaient le teint… ;-))<br /> <br /> Votre tout dévoué,<br /> <br /> David Gray
I
Très cher David,<br /> <br /> Quel fabuleux plaisir de retrouver la verve éblouissante de votre plume, et, de plus, sur ce roman!<br /> "Clara et la pénombre" n'est certes pas une anticipation, c'est sûr puisqu'à l'époque où Somoza écrit son texte (en 2001) les événements qu'il relate dans son roman sont censés se dérouler en 2006. Un écart trop ténu entre le moment de l'écriture et le temps de la fiction pour effectivement faire de Somoza un futurologue.<br /> Alors une uchronie dites-vous? Oui....et non en même temps. Non parce ce courant nommé "art hyperdramatique" (bien qu'il n'ait jamais existé) et ses dérives évoquent de manière très troublante des pratiques qui ont émergé dans notre société. Bien avant que Somoza n'écrive Clara, Keith Haring avait déjà utilisé le corps de Grace Jones comme support de son expression artistique, les mannequins de défilés torturaient (et torturent toujours) leur corps pour porter les œuvres de grands couturiers, on se souvient aussi des mannequins vivants à la plastique parfaite, installés dans les vitrines des Galeries Lafayette du Boulevard Haussmann, en 1999, présenter les collections de lingerie de Chantal Thomass. Puis, dans le domaine de l'art, Orlan avait déjà inventé le concept d'art charnel et les performeurs de body art s'en donnaient déjà à "corps" joie dans des lieux estampillés artistiques telle La demeure du Chaos par exemple... Dans son roman, Somoza force le trait, pousse plus avant l'idée du corps instrumentalisé, oublié (dans le sens où il est totalement désincarné), que l'on a sur-domestiqué et auquel les (très) jeunes gens rêvent de ressembler. Eux-aussi veulent devenir la nouvelle "st-art!"<br /> <br /> Dire qu'un grand nombre d'individus se précipitent sur la moindre chose qu'une quelconque autorité aura qualifié d"art", est effectivement une réalité qui permet au badaud de laisser libre cours parfois à son voyeurisme sans l'assumer.(Ça me rappelle des visiteurs venus voir - officiellement dans un but pédagogique, officieusement, rien de moins sûr - ces corps humains que vous évoquez, exposés à la Sucrière à Lyon et mis en scène sous des projecteurs...Mais j'en reparlerai, parce que je me suis trouvée parmi ces gens pas plus tard que vendredi dernier...Je prépare un long article là-dessus...)<br /> <br /> Certaines attitudes de mes contemporains me font songer à des insectes qui viennent tourbillonner autour d'une vulgaire ampoule et qui se précipiteront sur une autre dès que celle-ci sera éteinte, sans plus se poser de questions...Qui applaudissent quand on leur dit d'applaudir...Cela m'évoque un passage de Ferdydurke de Gombrowicz que j'ai lu il y a quelques mois parce qu'un jour vous l'aviez évoqué au cours d'une de nos nombreuses conversations. A un moment donné, au cours des 100 premières pages, le narrateur a laissé le relais à l'auteur du livre et ce dernier s'insurge de manière très virulente contre ses semblables qui manifestent face à la chose artistique le degré zéro de la réflexion; qui n'osent pas dire qu'ils ne sont pas satisfaits par ce qu'on leur a présenté comme de l'art et qui vont faire comme tout le monde, crier au génie, alors qu'ils pensent tout à fait l'inverse...<br /> <br /> J'espère vous retrouver sur notre Vampire ré'actif très vite, David.<br /> Très chaleureusement,<br /> <br /> Irma Vep<br /> <br /> P.S.: je suis toujours autant troublée par cette coïncidence du 16 avril. Je ne me souvenais absolument pas que cette date se rattachait au personnage du roman. Je vais finir par croire que ma nature de vampire me dote de dons surnaturels!
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